Istanbul, 19 janvier 2007: Le jeune homme, un bonnet blanc vissé sur le front, déboucha au coin de
Après avoir risqué un bref coup d’œil devant lui, il dû reprendre son souffle, lever la tête, crisper sa main sur le canon de l’arme qu’on lui avait donné, et se jeter vers l’homme qui lui tournait le dos. Trois balles à bout portant. Une pour le cœur, une pour
On ne tue pas un homme qui se bat. On l’abat, tout au plus.
Sur un trottoir, face contre terre.
« Tu as perdu ceux que tu aimais : tes enfants, tes petits-enfants. Tu as perdu ceux qui sont venus pour t’éliminer, tu as perdu mon étreinte… Mais tu n’as pas perdu ton pays »
Rakel était en larmes. Face à elle, une foule innombrable l’écoutait dire son homme, son mari, le père de ses enfants, son frère, la « moitié de mon âme » perdu. Une foule qui SAVAIT enfin et qui ne pourrait plus dire « on n’a pas vu mourir l’Arménien ! », une foule qui avait à l’esprit la mort en état de cause, en signification !
Un arménien était mort ; et son tueur avait rappelé aux médias mortifères qu’il était mort parce qu’il était ARMENIEN. Un mot…. Hier, une insulte ! Mais qui, aujourd’hui, revenait comme un drap blanc qui claque, maculé d’un sang qu’on ne voulait pas voir et que le vent soulève.
Non, Rakel, il n’avait effectivement pas perdu son pays : son pays[1] l’avait perdu. En faisant de lui un homme en sursis selon les lois en vigueur[2], son pays en avait fait un « traître »[3].
Mais il n’avait pas perdu son pays : sa Turquie à lui était là, dans la foule innombrable qui criait son nom et suivait son cercueil vers son dernier combat. Son pays, là, à cet instant-là, il l’avait au contraire gagné contre sa vie.
Qui était Hrant Dink ?
Pour nous, arméniens de diaspora, il n’était pas grand-chose. Je le dis de façon à ce, qu’une bonne fois pour toute, on sache que nous n’avons aujourd’hui aucun droit de le récupérer pour nous et de se sentir dépossédé. Il n’était d’ailleurs pas arménien de diaspora.
Lui, habitait encore son pays. Parlait, pensait, écrivait sa langue. Lui, faisait partie d’un monde où le génocide ne s’était pas achevé, où on vivait encore par-delà le drame, où ce fatalisme propre à la diaspora était banni, redouté, condamné. Lui, combattait le génocide de l’intérieur. Lui, ne « mendiait pas »[4] pour qu’on LE reconnaisse. Et ne s’abaissait pas à répondre au bourreau qui lui disait : « Prouve-le »[5]. Lui, n’avait pas abdiqué face au drame ; car, contrairement à nous, il n’avait pas échoué à circonscrire le génocide[6]… Il était, par sa personne même, le symbole vivant que le génocide arménien ne s’était pas achevé : et il le prouvait chaque jour en criant sur tous les toits turcs qu’il était arménien[7]. Qu’il était le dernier intellectuel arménien de Bolis. Celui qui avait échappé à la rafle du 24 avril 1915[8].
Aujourd’hui, d’autres ont abdiqué pour lui en le tuant, et en achevant ainsi le génocide arménien. En faisant de lui la dernière victime du génocide arménien. La dernière victime d’une chose qui, par son achèvement même à la face des Turcs, va créer l’électrochoc nécessaire à leur prise de conscience d’un drame auquel ils sont tous mêlés (avec nous). Orhan Pamuk ne dit-il pas : "Nous sommes tous responsables de sa mort d'une certaine façon" ?
Alors, qui était Dink ? Il était l’Arménien des Turcs. Dans le sens noble du terme.
Dink était celui qui leur prouverait sans leur dire qu’il y avait un jour eu un peuple là où ils étaient, et que ce peuple était encore là, dans une infime part, prêt à revivre dans son pays à leurs côtés. Dink était l’arménien des Orhan Pamuk, des Elif Shafak, des accusés de l’article 301 : c’est à eux qu’il appartenait, eux qui en étaient dépossédés aujourd’hui, et qui allaient continuer son combat. Tous ces Dink en devenir. Condamnés par la même loi et par la même menace[9].
Aujourd’hui, parce qu’il y a eu Dink,
Deux pulsions contradictoires avaient fait sortir les uns dans la rue pour exiger un autre pays, et recroqueviller les autres dans leurs vieux faux acquis ; ces derniers reprenaient d’ailleurs le mot (très galvaudé) de « traître » pour nommer l’assassin, étant les mêmes qui, cela fait quelques mois, utilisaient le même terme pour désigner Dink[11].
Et nous…
Nous, à qui Dink n’appartenait pas, qu’avons-nous à faire ?
Notre seul rôle, aujourd’hui, est de crier qu’il est mort parce qu’il était arménien, et de le crier le plus fort possible pour que les Turcs l’entendent et "sachent".
Nous devons continuer notre combat aussi, sans fléchir. Parce qu’il est différent de celui de Dink, certes, mais la seule différence - fondamentale - réside dans le fait que nous avons perdu, et que notre fatalisme face au drame nous oblige à le faire reconnaître par tous pour ne pas qu’il s’oublie, jusqu’à ce que
Aussi, il y a autre chose que nous pouvons faire : sortir de notre condition de victime. Ce sera difficile, contre nature, carrément impossible, mais il faudra qu’on arrive un jour à nous dire que la perte de notre arménité n’est pas irrémédiable, qu’il ne tient qu’à nous de la reprendre en main. Qu’on se rende responsable de notre survie en même tant que de notre perte : pour que notre condition échappe à la volonté du bourreau.
Comme le disait Dink, il faudra qu’on survive[12].
Car, le jour où Dink aura réussit son combat, le jour où
Ce jour-là, nous aurons eu le droit de revenir chez nous[13], nous aurons repris notre destin d’Arméniens en main et l’auront renversé, nous aurons non seulement une langue, une culture, une pensée, mais elle revivra à travers nous au lieu de dépérir aux mains des assassins qui l’ont figée.
Ce jour-là, nous serons en paix avec nous-mêmes. Donc nous serons en paix avec les autres. Comme Dink était le dernier à l’être encore. Là-bas.
publié dans Haïastan de janvier-février 2007
[1] « Ce pays où je ne peux plus demeurer, où on ne veut pas de moi » (citation d’une interview de Dink à l’Associated Press).
[2] L’article 301 du code pénal turc l’avait condamné à six mois de prison avec sursis pour « insulte à l’identité turque » et d’autres procès étaient encore en cours en vue de commuer la peine en emprisonnement ferme.
[3] « Côtoyer les gens que l’on injurie, que l’on méprise serait lâche ; en tout cas totalement opposé à ma conception de l’honneur » (citation de Dink tiré de son dernier article).
[4] Citation d’une interview de 2005 accordée au quotidien gratuit 20 minutes.
[5] Il disait d’ailleurs dans la même interview à 20 minutes : « Si la Turquie reconnaît le génocide, qu’est-ce que cela signifiera ? Que le génocide va devenir une réalité ? Ce qui s’est passé s’est passé et cette réalité, en tant qu’arménien, je le porte sur mes épaules jusqu’à la fin de ma vie ».
Pour disséquer la mentalité diasporique face au drame et le paradoxe du témoignage, lire « La perversion historiographique. Une réflexion arménienne » du philosophe Marc Nichanian qui explique que « L’autorité du témoin réside dans sa capacité de parler uniquement au nom d’une incapacité de dire... » (G. Agamben (in Ce qui reste d’Auschwitz).
[6] « Je tentais d’autre part de parler de ceux qui sont restés, des survivants plutôt que de sacrifier à la commune habitude de ne parler des Arméniens qu’au travers de leur mort » (dit-il dans son dernier texte, paru dans Agos le 10 janvier 2007).
[7] Qui, en diaspora, aurait pu dire sans rougir : « je suis Arménien et citoyen de France et non Français » ? Lui, dans un pays où ce genre de déclarations est autrement risqué, disait : « Je ne suis pas Turc, mais citoyen de Turquie et Arménien » (déclaration pour laquelle il était jugé à Urfa, ville où il l’avait faite en 2002).
[8] Le 24 avril 1915, à Constantinople (actuelle Istanbul), et dans les autres grandes villes, 762 intellectuels étaient simultanément arrêtés par les autorités turques, décapitant ainsi la communauté arménienne avant de la dépecer méthodiquement dans les mois qui suivirent.
[9] « Orhan Pamuk, soit perspicace, sois intelligent » a crié Yasin hayal, le commanditaire connu de l’assassinat de Dink, à l’entrée du tribunal d’Istanbul le 24 janvier 2007, menaçant le prix Nobel de littérature d’être le prochain sur la liste.
[10] Que ce soit le premier ministre Erdogan, celui des affaires étrangères Gül ou Mehmet Ali Birant, l’éditorialiste vedette de Hürriyet (ce dernier s’étant rattrapé par la suite en reprenant le slogan de l’autre partie des turcs)
[11] Le nouvel Etat voulu par les uns est d’ailleurs un Etat où on ne dirait plus de qui que ce soit qu’il est un « traître », ou un « ennemi » de la nation.
[12] Il disait par ailleurs qu’il y avait aujourd’hui une Arménie (pas la même, certes), et qu’une partie du combat à mener se trouvait aussi là-bas (cf. l’article « Voilà l’arménien »).
[13] « Nous gardons un œil sur ces terres » avait dit Dink.