La bâtarde d’Istanbul
Genre littéraire : "Almodovar"
Elif Shafak ne dira rien de la condamnation qui a failli l’atteindre conformément au fameux article 301 du code pénal turc (qui décide de qui insulte l’identité turc et le punit en conséquence). Elle ne dira rien non plus du drame qui sous-tend son roman, cette mémoire que certains peinent toujours à qualifier par son nom. Elle n’est pas Orhan Pamuk, et elle n’a pas à expliquer ce qui a déjà été écrit. Car tout est écrit dans son livre. Noir sur blanc. Clairement, longuement, crument. Non pas l’horreur, mais la mémoire et l’impact qu’elle a sur les jeunes, arméniens ou turcs, sur leur façon de voir le monde, l’avenir, leur place dans le cours du temps.
Car Elif Shafak n’est pas Orhan Pamuk, qui la qualifie pourtant de « plus grande écrivaine turque de ces dix dernières années » (alors que c’est lui). Elle n’a pas le souci des grandes œuvres élaborées, complexes, où on suggère les choses et les soupèse, où on digère à force d’introspection. Elle n’a pas le souci de l’écrivain : elle a le souci du conteur.
Son roman – tressautant, vivant, sensible, léger, où l’émotion affleure au bord et où on trempe les lèvres avec bonheur – et si transparent qu’il déborde de lui-même lorsqu’on le lit. Surtout lorsqu’on est arménien… A chaque page, il y a quelques chose qui se rappelle à nous ; un geste, une façon de faire, une expression, un plat, une odeur qui nous ramène à notre propre expérience, et ces retrouvailles jubilatoires nous raccrochent à la petite histoire avec l’engouement de l’héroïne arménienne en quête de ses origines qu’on va accompagner jusqu’à Istanbul (où nous n’osions pas nous-mêmes aller jusqu’alors, mais où tout nous porte à présent).
Ce livre est l’anti-Araz Artinian (voir http://dartag.over-blog.com/article-3527253.html), puisqu’elle ne jette pas les obsessions les unes contre les autres, mais les déchoque subtilement sur le fil d’une belle histoire. Une belle histoire qui vaut mieux que la plus dispendieuse des quêtes - et qui a le mérite de bien plus se frotter à la réalité que la réalité elle-même.
Il y aura toujours des Turcs (et parfois aussi des Arméniens) qui prendront le livre pour y trouver ce qui va et ne va pas pour « eux ». Mais ils n’y trouveront rien à redire : car la fiction – et particulièrement elle - a la faculté de dérouter la réalité et de nous dire autre chose tout en nous ramenant subtilement à nous.
Reste l’Histoire, la peinture qui tache de la Turquie d’aujourd’hui, expressionniste, avec ses femmes qui avortent sous le son du muezzin, ses mères qui vivent sans hommes, son café de l’ennui où l’intelligentsia stambouliote se renifle et s’ébroue, mais aussi ce cyberforum arménien où quelques échantillons représentatifs de notre communauté (dont une lesbienne) épiloguent sur l’Histoire et la mémoire avec l’héroïne Arménouche…
publié dans "Haïastan"