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21 novembre 2006 2 21 /11 /novembre /2006 09:23

 

                                                                                                                                                

    

          Ce dimanche-là, à Erevan, Serge Avédikian peut enfin prendre la pleine mesure de la scène. Acculé au pied des planches, il se répand en de grands gestes amples, discutant âprement chaque mouvement d’âme de ses acteurs. Tantôt enjôleur, tantôt sec, veillant toutefois à ne jamais être catégorique ; jusque dans les moindres recoins de ses phrases qui ne s’achèvent jamais vraiment, laissant ses gestes dire le reste. Suggérant bien plus qu’il ne martèle, tangible. Accompagnant l’acteur là où sa propre sensibilité affleure…

Car si l’art, en soi, est toujours difficile, l’entreprise qui la sous-tend ici est particulièrement ardue : parvenir à rendre Les Caprices de Marianne, pièce en deux actes du poète et dramaturge français Alfred de Musset, après l’avoir passée au double crible de la langue arménienne et des acteurs arméniens, en veillant néanmoins à n’entamer ni le style de la mise en scène et de la langue d’origine, ni le respect dû à l’auteur et à la verve romantique qui le caractérise.

Pour cela, il aura fallu que Serge Avédikian fasse préalablement traduire le texte par Lilit Grigorian. Puis, sitôt arrivé à Erevan, qu’il se promène de théâtre en théâtre et de troupe en troupe, se présentant en tant que simple chargé de mission de l’ambassade de France, afin de dénicher les acteurs les plus accessibles aux termes peu communs du contrat artistique qu’il entend passer avec eux…

Car l’enjeu, que m’avait fièrement esquissé Serge Avédikian quelques jours auparavant autour d’un verre dans le café du Kino Moskva, est de taille : parvenir à monter la seule création originale conforme à l’esprit d’échange mutuel revendiqué par les théoriciens de l’année de l’Arménie.

Ce dimanche-là, donc, cela fera presque deux mois que le metteur en scène français et sa nouvelle  troupe d’élection, les jeunes acteurs de Hamazgaïne, travaillent d’arrache pied. Alors que ces jeunes artistes étaient habituellement conditionnés à s’approprier les textes au cours de lectures communes,  pendant un laps de temps relativement long (et inégal) de 6-7 mois, leur nouveau metteur en scène les a astreints à 20 jours de répétitions intensives réparties sur deux mois exclusivement consacrés à un travail débordant le simple cadre textuel et scénique : chaque séance commence par un peu de Tai-chi, cette gymnastique chinoise caractérisée par des mouvements lents effectués selon des schémas précis, leur permettant ainsi d’appréhender l’enchaînement naturel de chacun de leurs gestes sur scène. Parfois, prenant le prétexte des chants que les acteurs entonneront dans la pièce (dont l’action se déroule à Naples), Serge les entraîne dans des rounds d’improvisation de chants napolitains, les familiarisant avec l’esprit du lieu où ils camperont leurs personnages. L’approche de l’apprentissage du texte est résolument ludique, tournant le dos à la pratique du bachotage préalable imposé par de nombreux metteurs en scène arméniens ; et le jeu engage l’acteur en tant que personne physique et psychique pour un rôle qui n’en est plus vraiment un, débordant la simple séparation formelle entre l’acteur et le personnage revêtu, le rôle ne se contentant plus de ne s’en prendre qu’au corps.

La question que se pose Serge en conséquence, dans le droit fil du théâtre français avant lui, est : « comment arriver à sortir ces acteurs de l’expressionnisme dont ils sont coutumiers, de cette obstination à vouloir faire sentir au spectateur, à vouloir en permanence lui dire "Là, il faut rire ! Là il faut s’émouvoir !", imposant l’émotion là où la susciter suffirait amplement ?».

Car ce qui vaut pour une farce ou une tragédie - les genres-monopoles du théâtre arménien de l’après indépendance - ne vaut pas pour le genre d’action simple et épurée que la pièce de Musset, portée par le pragmatisme de Marianne sur un fil égal et constant, suggère. Les brusques accès de lyrisme méridional doivent détonner avec le reste du jeu, marquer leur différence. Il faut que le relief puisse se décoller d’un jeu plein d’une construction intériorisée.

C’est pourquoi ce n’est plus seulement le simple acteur qui est ici sollicité, mais aussi  la personne capable de digérer son rôle, de fusionner avec la réalité de son personnage, « pour ne pas radicaliser son rôle, ne pas percuter ou fermer les mots ni appuyer leur sens », dixit Serge Avédikian. Car, autrement, comment parvenir à jouer l’"insouciance", thème central de la pièce, ainsi que sa perte irrémédiable ?

Oui, on peut dire que l’épreuve des acteurs face au texte a été un point d’achoppement central du travail de Serge Avédikian. Mais il ne saurait se limiter à ça : l’acteur n’a pas à abdiquer face au texte ; car s’il a effectivement le devoir de la porter de la façon la plus approprié, le texte, dans ce cas précis, a aussi un travail d’approche à réaliser.

La traduction, très fidèle, du texte français en arménien n’a pas permis d’en saisir toutes les subtilités. Si le texte de Marianne a été relativement facile à traduire sur feuille, puis à traduire sur scène, les subtilités de certains discours sur l’amour ou la mort  propres aux jeunes romantiques gravitant autour de Marianne (Octave, Coelio) ainsi que les jeux de mots et d’image du puissant et riche mari de Marianne (Claudio) n’ont pas résisté au changement de langue : le texte, sacrifié parfois, laisse alors l’ascendant à un jeu rendant plus accessible telle ou telle nuance ou expression française. Leur traduction n’est alors plus seulement écrite, mais physique ; le texte prenant en compte le jeu des acteurs de la même manière que ceux-ci prennent en compte ses impératifs de jeu.

L’exercice vaut surtout pour cela et Serge en a d’ailleurs tenu compte: l’aller retour consenti par chacun des protagonistes entre le français et l’arménien, au-delà d’un simple problème linguistique, est devenu une constante dans chacun des rouages de l’entreprise de réalisation de la pièce. Les acteurs doivent en permanence être ce qu’ils jouent, naviguer entre leur personnage et leur rôle…. Tant et si bien qu’au début de la pièce, c’est en tant qu’acteurs qu’ils entrent en scène, jouant leur condition d’acteur avant de devenir, sur scène et devant les spectateurs, les personnages d’une pièce.

Aucun des acteurs ne sortira d’ailleurs de la scène, accentuant le sentiment d’un temps continu dans lequel il n’y a plus la rupture entre l’acteur et son rôle, puisque celui-ci se doit de vivre en permanence son personnage.

 

Reste à savoir ce que sera la part de travail du spectateur : qu’il soit arménien ou français, son point de vue, son ressenti, l’effort consentit ne sera pas le même.

D’Erevan, en octobre 2006, à Paris, en printemps 2007 (avec les surtitres français en prime), l’intérêt ne se portera pas sur les mêmes choses; et une même pièce, soupesée par chacun des deux peuples, témoignera sûrement du fait qu’il s’est fait de chacun d’eux. C’est en cela surtout que cette pièce est une des initiatives les plus emblématiques de l’année de l’Arménie.

 

Après avoir été joué au théâtre Stanislavsky et au théâtre Hamazkaïne d’Erevan, en octobre, la pièce Les Caprices de Marianne, mis en scène par Serge Avédikian et joué en arménien par la troupe Hamazkaïne   d’Arménie, entamera, courant 2007, une tournée dans plusieurs grandes villes françaises dans le cadre de l’année de l’Arménie en France. Tenez-vous informé !

[publié en nov 2006 dans NAM]

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